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Adrien Delassus

L'écologie au delà des clichés, l'expertise consciencieuse du quotidien.

84 minutes : une promesse irréelle

Bienvenue dans les centres d’hébergement d’urgence parisiens !

Ici on y accueille, en urgence ceux qui sont les plus exclus, sans solution pour dormir. Dans ces centres d’hébergement d’urgence (CHU), les personnes se posent et peuvent entamer un nouveau parcours dans la société. Celle-ci, notamment depuis les réformes structurelles de ces vingt-cinq dernières années (Borgetto, Lafore, 2015) repose sur la construction d’une relation d’accompagnement des personnes hébergées avec un réfèrent social. Comme chaque salarié français, ce dernier est employé aux 35 heures hebdomadaires. En moyenne, chaque référent social accompagne vingt-cinq personnes hébergées : soit 84 minutes potentielles par semaine pour aider chaque personne à améliorer ses conditions de vie. Dans ces structures, l’intervenant social n’est pas le seul interlocuteur de la personne hébergée, mais il en est le pivot. Aussi comment ces référents sociaux organisent le temps imparti à l’accompagnement ? « 84 minutes » permettent-elles de disposer de moyens pour favoriser le processus d’autonomisation des personnes vivant une période traumatisante ? Quels sont les enjeux de ces entretiens ? Comment sont-ils vécus par les résidents ? En quoi ces 84 minutes illustrent-elles l’écart entre les promesses et les moyens accordés aux plus exclus ? Pour répondre à ces questions, nous sommes allés rencontrer Pierre, Aminata et François.

Exerçant depuis sept ans dans des centres d’hébergement d’urgence, j’ai œuvré dans cinq structures différentes accueillant entre 52 et 240 personnes : hommes isolés, femmes isolées, familles, migrants. Cette expérience et ces rencontres montrent que les conditions d’accueil ne sont toujours pas à la hauteur des enjeux de réinsertion des hébergés. Dans un premier temps, nous montrerons la diversité du public, puis les conditions d’accueil et enfin les conditions de suivi social.

Les hébergés : une catégorie non homogène

De qui parle-t-on ? Comme l’explique Julien Damon « l’abréviation SDF n’est pas une catégorie administrative, les textes officiels utilisant ce sigle sont rares » (Damon, 2010, p. 35). Pour l’INSEE, être « sans domicile », c'est : « avoir dormi la veille de l'enquête en hôtel ou logement payé par une association, en chambre ou dortoir dans un hébergement collectif, lieu ouvert exceptionnellement en cas de grand froid, ou bien dans un lieu non prévu pour l'habitation. Dans ce dernier cas, la personne est considérée comme sans-abri »[i]. En 2012, la France comptait 112 552 personnes résidant en centre d’hébergement d’urgence et en centre de stabilisation (INSEE, 2016). L’année 2018 a été marquée par une polémique autour des effectifs de personnes considérées comme « SDF ». Le ministre Julien Denormandie évoquait alors 50 appels éconduits par le 115 parisien tandis que l’enquête produite lors de la Nuit de la Solidarité en a dénombré 3 000.

Le rapport de la Cour des Comptes datant de février 2017 souligne une progression de 36 800 places entre 2011 et 2015. Le Bleu budgétaire de 2017 présentant le budget de la politique française d’hébergement des personnes défavorisées énonçait la répartition des 112 552 places financées suivante :

  •  42 176 places en CHRS
  • 25 691 places en hébergement d’urgence hors CHRS
  • 1 898 places en hébergement d’insertion hors CHRS ;
  • 4 257 places en hébergement de stabilisation hors CHRS ;
  • 37 962 places en hôtels ;
  • 568 places en résidences hôtelières à vocation sociale.

En région parisienne, 30 000 personnes étaient hébergées dans les CHU, près de 11 000 adultes isolés, et 21 000 personnes en famille.

 

 Les trois personnes interrogées illustrent trois phénomènes sociaux rencontrés dans les structures d’urgence sociale : un vieillissement de la population, l’accroissement des travailleurs pauvres et enfin le nombre important de personnes migrantes dans une impasse administrative. Le point commun entre ces parcours de vies, c’est le mot « rupture » : un changement abrupt de la condition de vie, Marc Bessin parle de « bifurcations biographiques » (2009).

François, Pierre et Aminata hébergés en centre d’hébergement d’urgence ne peuvent pas être considérés comme des personnes désaffiliées au sens où le définit Robert Castel (1995), la désaffiliation renvoyant à la situation dans laquelle l’individu est privé d’emploi et socialement isolé. Mais, ces personnes présentent des caractéristiques correspondant en partie à la notion de la disqualification sociale. Elles vivent « un processus d’affaiblissement des liens de l’individu à la société au sens de la double perte de la protection et de la reconnaissance sociale » (Paugam, 2011, p. 423).

C’est le cas de François, ingénieur retraité âgé de 75 ans, ancien journaliste scientifique qui est venu en France pour se soigner. Il vit dans un centre où sont accueillis des hommes et femmes isolées. Il évoque sa chute : « Avec mon AVC, j’ai perdu pas mal de capacité d’organisation, et ça s’est traduit par une espèce de catastrophe […] je me suis retrouvé un bon jour dehors, complétement, du matin pour le soir ». Depuis le cossu 7ème arrondissement où il vivait, il a ensuite dormi six mois à la Gare St-Lazare avant d’intégrer un centre à proximité de la gare, puis son centre actuel. Il a besoin de rétablir ses droits à la retraite pour prétendre à un foyer logement. S’il a des dispositions pour s’adapter, notamment à travers ses différentes expériences d’expatrié, il peine à comprendre certaines incohérences des CHU et la lenteur selon lui du système social français.

Pierre a 52 ans et il occupait un emploi de libraire. Il découvre depuis 6 mois, après trois ans de squat, à la suite d’une séparation conjugale, la vie en CHU où habitent 150 hébergés. Il a dormi chez un ami, puis dans les locaux d’une association dont il assurait la garde. Il a obtenu une place dans un CHU grâce à une bénévole de l’association. Cette stabilisation lui a permis de mettre à jour sa situation administrative et de retrouver un travail. 

Aminata, Guinéenne de 43 ans, est arrivée en France en 2008. Après avoir séjourné chez une amie, elle vit depuis 2009 dans un CHU de femmes isolées avec ou sans enfants. Dans ce centre, elle vit dans une chambre individuelle à la suite d’une période de cohabitation avec cinq femmes. Elle a laissé ses trois fils au pays. Bien qu’honorant tous les critères de la Circulaire Valls[ii], en travaillant depuis sept ans, elle n’a toujours pas obtenu de titre de séjour qui lui ouvre un droit au logement.

 

Comment ces personnes sont-elles accueillies dans les CHU ? La pérennisation des centres d’hébergement d’urgence et la mise en place d’un accompagnement individualisé sont des clés pour répondre à ces traumatismes individuels. Même si on constate des améliorations notables depuis une dizaine d’années, les conditions d’accueil demeurent précaires.

L’amélioration des conditions d’accueil : la fin de l’âge d’or ? 

Aux quatre coins de Paris, d’anciens locaux de ministères, de grandes entreprises (Canal +, Publicis, locaux d’EDF) ou des hôpitaux désaffectés sont convertis en quelques semaines en centre d’hébergement, grâce à l’apposition de quelques pans de placoplâtres, d’une couche de peinture, d’ajout de cabines de douches très économiques, permettant d’accueillir soudainement 150 à 200 personnes. Si les conditions se sont nettement améliorées depuis les années 2010, le plan d’humanisation lancé en 2009 ayant permis l’amélioration de 76% des bâtiments et notamment la transformation de dortoirs en chambres individuelles ou chambres doubles. Et si le nombre de places proposées a nettement progressé (Cour des Comptes, 2017), il semble néanmoins que la volonté actuelle de rationaliser des moyens, sous l’égide de l’Etude Nationale de Coûts (DGCS, 2011) pousse à revenir sur nombre d’avancées de cette période. 

Dans chaque CHU, les hébergés bénéficient des prestations de première nécessité : gîte, couvert, vestiaire, accès gratuit à une buanderie, fourniture de produits d’hygiène corporelle. Les hébergés partagent leur chambre avec une ou plusieurs personnes et disposent de peu d’intimité. Le « ratio » est d’une personne pour 8 m² en chambre collective. Les salles d’eau, les sanitaires, les salles de repas, la laverie et la salle de télévision sont toutes partagées. Ces conditions de vie montrent qu’« en hébergement, les contraintes de la cohabitation sont de trois ordres : vol, violence et la présence indésirable d’autrui » (Grand, 2015). L’intimité est sous surveillance (Thalineau, 2002).

Les centres fonctionnent grâce à un personnel composé d’agents hôteliers chargés de l’accueil et des services de première nécessité, de travailleurs sociaux référents, d’animateurs socio-éducatifs ou de moniteurs éducateurs. Deux à trois cadres opérationnels assurent la gestion et l’organisation des centres. Chaque structure a sa propre organisation en fonction du public, de son effectif et de sa localisation. Or, ce personnel est souvent en sous-effectif et celui qui est le plus près du public est toujours assez peu diplômé. Le turn-over dans les équipes est fort. François et Pierre témoignent par exemple qu’ils ont eu quatre référents sociaux en trois ans : « j’ai un dossier qui a été mis en route avant que j’arrive là. Il n’a pas été résolu en un an depuis que je suis dans ce centre et la CNAV m’a foutu dehors, parce que les assistants sociaux n’ont pas fait leur boulot » (François). Discrètement, Aminata a dû faire appel à une référente extérieure, faute, dit-elle, de pouvoir compter sur ses trois référents successifs du centre.

En outre, l’ensemble des démarches nécessite un traitement informatique. Or, l’informatisation de l’administration est productrice d’inégalité : « Elle a complexifié l’accès aux droits pour les sans-domiciles. La non prise en compte des niveaux de compétences numériques des usagers les rend de plus en plus dépendants d’un accompagnement par un travailleur social » (Mazet, 2017, p. 46). Non seulement, cette informatisation accentue des inégalités mais les personnes hébergées témoignent aussi que le matériel disponible ne fonctionne pas. Pierre explique que le cyberespace est inaccessible depuis trois mois et se demande : « Comment puis-je réactualiser ma situation auprès de « Pôle Emploi » ? Comment puis-je rechercher du travail si je n’ai pas d’ordinateur ?  Où puis-je en trouver ? ». Dans le centre où est hébergé François, « il y a dix ordinateurs, mais cinq sont en panne : personne ne viendra les remplacer ». Dans le centre d’Aminata, il n’y a pas de cyberespace.

Dans ces conditions de vie contrariées, le lien que construit un hébergé avec son référent est crucial : il signifie la porte de sortie vers un meilleur ailleurs.

 

L’accompagnement individualisé nécessaire bien que discontinu et objet d’aveuglements cognitifs

« 84 minutes » par semaine est le temps prescrit pour l’accompagnement social des hébergés. Dans ce travail, il y a des temps de construction, de co-élaboration, d’instruction de dossiers administratifs, d’explicitation de courriers ou simplement de lecture de courriers administratifs (Fuehrer, 2005). Ces temps se répartissent en rendez-vous formels comme lors de la signature du contrat de séjour, en accompagnements dans les différentes administrations, en réunions de synthèse ou d’équipe, en demandes d’aides sociales, mais aussi et le plus souvent en sollicitations spontanées de la part des hébergés. Pierre explique que cette stabilisation lui a permis de relancer ses démarches. François a pu se reposer. Les trois énoncent le caractère primordial et précieux de cette relation avec le référent.

Ces 84 minutes sont sujettes aux aléas des rapports sociaux : ethnocentrisme, rapports de genre, rapports de classe, rapports interculturels et rapports hiérarchiques et les différents aveuglements cognitifs qui les composent. Et le turn-over des professionnels complique la continuité du lien, renforçant « l’épreuve de la précarité » (Paugam, 2011). L’institution peut revêtir un caractère oppressant étant le lieu où cette souffrance se ressent. Pierre le compare à l’univers carcéral. François, suivant un régime alimentaire ne peut l’observer avec des repas imposés. Un cadre du CHU lui a dit : « qu’il n’avait rien le droit de dire parce que la situation était la meilleure possible ». Chez Pierre, les portes ne se fermant pas à clé, les intrusions d’autres hébergés mais aussi de la part des salariés sont possibles.

Malgré cela, il demeure chez les hébergés, un sentiment de reconnaissance à l’égard de l’institution associative même si elle est liée à un contexte difficile, car c’est le premier point d’ancrage.  A son arrivée, Aminata a rassemblé toutes ses affaires qui étaient éparpillées chez différentes connaissances. Il permet de créer les premières relations qui vont réduire pour la première fois l’isolement profond dans lequel vivent les personnes hébergées. Pierre évoque une admiration pour les travailleuses sociales qui « ne sont que deux pour 150 hébergés ». Si ces 84 minutes sont rarement réalisées, le lien social permet de résoudre des situations et d’apaiser la tension et la pression vécues par les résidents au sein de leur structure.

Conclusion

Si les centres d’hébergement d’urgence sont une étape essentielle dans le processus de réinsertion ou d’intégration dans la société, les moyens affichés sont rarement réalisés. Ces difficultés sont éludées par la logique de l’activation qui s’est développée dans les politiques d’action sociale (Barbier, 2013). La personne aidée doit démontrer qu’elle souhaite se sortir de ses difficultés, et qu’elle est actrice de son insertion. Les réductions budgétaires prévues sous l'égide de l’Etude Nationale de Coûts permettent de penser que cela va perdurer. Dans ce contexte, il est certain qu’on va continuer de mettre à l’écart des milliers de personnes dans la 6ème puissance économique mondiale, terre de la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen.

 

[i] Insee, Les sans-domicile, Economie et statistique, n°488-489, septembre 2016

[ii] Circulaire du 28 novembre 2012 relative aux conditions d’examen des demandes d’admission au séjour déposées par des ressortissants étrangers en situation irrégulière dans le cadre des dispositions du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile

 

Bibliographie :

Ouvrages et articles :

BESSIN, M. (2009). Parcours de vie et temporalités biographiques : quelques éléments de problématique. Informations sociales, (156), 12‑21.

CASTEL, R. (1995). Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat. Paris: Gallimard.

DAMON, J. (2010). Questions sociales et questions urbaines. Paris: PUF.

GRAND, D. (2015). Être chez soi en hébergement ? Les paradoxes de l’hébergement pour les personnes sans domicile. VST - Vie sociale et traitements, (128), 67‑72.

LAFORE, R., & BORGETTO, M. (2015). Droit de l’aide et de l’action sociale (9 e éd.). Issy-les-Moulineaux: LGDJ-Lextenso éditions.

MAZET, P. (2017). Conditionnalités implicites et productions d’inégalités. La revue française de service social, n°264, p.41-47.

MODAK, M., & BONVIN, J.-M. (2013). Reconnaître le care : Un enjeu pour les pratiques professionnelles. Lausanne (Suisse): Editions EESP.

PAUGAM, S. (2004). La disqualification sociale : essai sur la nouvelle pauvreté (3e éd.). Paris: PUF.

PAUGAM, S., BLANC, G. le, & RUI, S. (2011). Les nouvelles formes de précarité. Regards croisés entre la philosophie et la sociologie. Sociologie, 2(4), 417‑431.

RODRIGUEZ, J. (2013). L’avenir de la solidarité. Paris: PUF.

THALINEAU, A. (2002). L’hébergement social : espaces violés, secrets gardés. Ethnologie française, 32(1), 41‑48.

Rapports et études publiques :

Direction Générale de Cohésion Sociale, Etude Nationale des Coûts du dispositif » accueil – Hébergement Insertion », Aout 2011

Insee, Les sans-domicile, Economie et statistique, n°488-489, septembre 2016

Cours des comptes, Rapport public annuel 2017 : L’hébergement des personnes sans domicile :  des résultats en progrès,  une stratégie à préciser – février 2017

Articles consultés sur internet :

«Mendier est un travail de forçat». Consulté 10 septembre 2018, http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2011/05/13/01016-20110513ARTFIG00443-mendier-est-un-travail-de-forcat.php

« Polémique autour du nombre de SDF à Paris - La Croix » https://www.la-roix.com/France/Exclusion/Polemique-autour-nombre-SDF-Paris-2018-02-11-1200912911.

« Nuit de la solidarité organisée par la mairie de Paris pour dénombrer les sans-abri ». www.lemonde.fr

 

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